Tribune libre

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2020 ARRIVE À GRANDS PAS

L’an zéro de la nouvelle décennie s’inscrira-t-il dans la continuité du triste spectacle auquel nous assistons depuis bientôt 5 ans au Burundi ? Sans un sursaut citoyen et patriotique de tout un chacun il est fort à parier qu’il en sera de même. (l’opinion de nos lecteurs   n’engage pas la rédaction de SOS Médias Burundi)

La tribune est signée Ketty Nivyabandi, poète et militante des droits humains et Natacha Songore, journaliste et auteur, deux figures qui ont marqué les manifestations de 2015, au Burundi.

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Pour nombre d’entre nous, tant acteurs que témoins de notre époque, le cercle se fait plus vicieux, la logique plus pesante. L’énergie et l’engagement des premiers moments de notre résistance citoyenne cèdent lentement la place à un sentiment général de fatigue, une tentation au renoncement d’un idéal que nous sommes pourtant nombreux à partager et que certains semblent malheureusement prêts à réduire à peau de chagrin.

Avant de nous pencher sur cette problématique qui préside à cette prise de parole publique, il nous apparaît important de rappeler les contours du contexte actuel.

Des élections libres en 2020 ? Une farce qui ne trompe personne

D’emblée, nous souhaitons souligner que les élections communales, parlementaires et présidentielles prévues pour le mois de mai 2020, et promues comme une période charnière et porteuse de réforme pour le Burundi, sont pour nous un non-événement.  

Est-il besoin de rappeler que notre pays vit dans un état de non-droit absolu depuis l’annonce, le 25 avril 2015, de la candidature du Président Pierre Nkurunziza à un 3eme mandat anticonstitutionnel et la répression sanglante à sa contestation citoyenne ?

Les libertés élémentaires pour toute démocratie que sont le droit à la vie, la liberté d’expression, d’opinion, de manifestation, ainsi que la liberté de la presse relèvent aujourd’hui de l’ordre de la pure fiction. 

L’appareil étatique, à travers ses organes de sécurité, est auteur des violations les plus atroces envers nos concitoyen.e.s, des violations largement documentées par de nombreux rapports sur les droits humains (notamment par la dernière Commission d’Enquête des Nations Unies sur le Burundi) et qui lui valent, par ailleurs, une enquête en cours à la Cour Pénale Internationale.

Ces violations ont eu un impact effroyable sur nos concitoyens et nos sœurs burundaises. 

Des centaines de milliers de burundais.e.s ont fui leurs vies et leurs biens, dans un exil brutal qui continue à être source de dangers, de violences incessantes et multiples. Faut-il rappeler que de nombreuses femmes, violées par les corps de sécurité censés les protéger, y élèvent aujourd’hui les enfants de leurs bourreaux dans la misère absolue et la douleur de leur vécu, qu’elles y rencontrent aussi des conditions de vie insupportables : sous-alimentation, absence de soins de santé, harcèlement, trafic humain, violences sexuelles, exploitation économique, persécution et surtout l’isolement et le silence. Nos sœurs subissent une double persécution : celle du régime burundais et des pratiques misogynes rencontrées sur le chemin de l’exil.

Au Burundi, des centaines de personnes gisent dans des prisons surpeuplées, pour avoir osé exprimer une opinion autre que celle du pouvoir en place.

D’autres dont le nombre reste impossible à déterminer, ont été et continuent à être enlevées, violées, torturées, exécutées. Ce fut le cas pour notre sœur, Christa Bénigne Irakoze, enlevée par un commandant de camp militaire il y a 4 ans, le 29 décembre 2015, et portée disparue depuis.

Malgré la résistance pacifique réprimée dans la terreur et le sang depuis le 26 avril 2015, l’irrespect et le mépris total pour les valeurs humaines les plus essentielles sont devenus la marque de fabrique du régime Nkurunziza.

Vivre au Burundi aujourd’hui est devenu conditionnel au silence et à une l’amnésie volontaire.

Il oblige chacune et chacun à une perpétuelle négociation de son existence, à l’autocensure à des choix impossibles et surtout à un silence absolu face aux perpétuelles violations du régime.

Exister sous la dictature absolue du chef de l’Etat et du parti CNDD-FDD qui opère en parti unique, réduit les Barundi à un instinct primaire de survie, fondamentalement contraire à l’épanouissement de la vie.

Comme toute dictature, celle-ci oblige à exister en désaccord avec soi, avec ses valeurs intimes, un désaccord qui déshonore la dignité de l’être humain et qui fracture sa société.  C’est précisément cette fracture à la fois intime et collective que nous refusons.  

Au moment où nous écrivons ceci, quatre journalistes du Journal Iwacu, dont Agnès Ndirubusa et Christine Kamikazi, sont sous incarcération arbitraire et risquent quinze ans d’emprisonnement pour avoir tenté d’exercer leur métier.

Au moment où nous écrivons, des militantes des partis d’opposition continuent à être persécutées, violées et exécutées pour leurs opinions, comme ce fut le cas pour Espérance Ahishakiye du Congrès National pour la Liberté (CNL), torturée il y a quelques semaines à Ntega par la milice Imbonerakure, ou Marie Claire Niyongere, du CNL également, violée puis assassinée à Kiganda et dont le corps mutilé a été retrouvé le 12 novembre dernier.  

Il nous semble non seulement impossible, mais inconscient d’envisager des élections démocratiques dans un tel contexte politique : des élections libres et transparentes sont, avant tout, l’aboutissement d’un processus libre et transparent. 

Sans presse libre, sans liberté d’expression et d’opinion, sans la pratique d’un pluralisme politique et la possibilité d’un débat réel de projets de société, sans l’indépendance de la Commission Électorale Nationale, sans un minimum de conditions élémentaires à tout exercice démocratique, de telles élections ne sont qu’une mascarade, une ultime et cruelle farce au visage des Burundaises et de Burundais dont la liberté est quotidiennement bafouée. 

L’avenir du Burundi : L’enjeu est dans la dignité

Si l’absence de démocratie au Burundi n’étonne plus personne, il est par contre surprenant de constater que les plateformes politiques créées en résistance au régime criminel en place, telles que le Conseil National pour la Restauration de l’Accord d’Arusha pour la paix et la Réconciliation (CNARED), se positionnent aujourd’hui pour des élections dans les mêmes conditions contre lesquelles elles militent depuis 4 ans.

En quoi les élections de 2020 seraient-elles plus légitimes que celles de 2015 ? Le ridicule de la situation n’échappe nullement au pouvoir en place et on ne peut que lui donner raison.

La lutte contre le pouvoir dictatorial en place s’érode et laisse progressivement place à l’opportunisme politique, à l’exclusion et à des dissensions dont la petitesse trahit la mémoire de nos victimes.

Ces fractures se manifestent aujourd’hui au cœur même du “Mouvement des Femmes et Filles pour la Paix et la Sécurité” (MFFPS), fondé en continuité des manifestations historiques de femmes de 2015 que nous avons organisées. 

Nous tenons à clarifier notre position sur cette question :

  1. Nous avons quitté le MFFPS en 2017. Le mouvement, dans sa forme actuelle, n’est malheureusement plus représentatif de l’esprit de résistance citoyenne qui a porté les manifestations des femmes de 2015. Il est aujourd’hui, à l’image de notre pays, pris en otage par une élite motivée par la poursuite d’intérêts qui nous échappent. 
  1. Il nous importe de rappeler que l’énergie et l’idéal portés par les Barundikazi de 2015 jusqu’à ce jour sont infiniment plus larges que toute association, organisation ou personnalité qui souhaiterait se les approprier.  
  1. Il est de notre responsabilité d’interpeller nos consœurs sur les pièges du pouvoir. Le changement commence par soi. Comme le Burundi, le MFFPS a besoin de démocratie et d’un leadership neuf.  

En tant que femmes d’esprit et d’opinion, libres penseuses animées par le bien-être collectif de notre société, nous exprimons ici une préoccupation partagée par de nombreux Barundi.

L’esprit individualiste qui mine notre lutte collective contre le régime actuel caractérise nos élites depuis l’avènement de notre indépendance. Il est au cœur de nos crises cycliques.

Il est temps pour nous tous, citoyennes et citoyens, élites politiques et civiles, uni.e.s en résistance et pour un État de droit, de faire preuve de hauteur, d’intégrité, et de respect de la démocratie que nous prônons.

Nous appelons surtout une nouvelle génération, particulièrement les jeunes femmes, à s’engager avec audace, à élever et renouveler l’espace intellectuel, politique, culturel et social de notre pays. 

Le 10 et le 13 mai 2015, nous nous sommes tenues debout et ensemble, contre la brutalité de nos corps de sécurité, rassemblées malgré nos différents parcours, opinions et positions sociales, pour un idéal : celui d’un Burundi libre et d’Ubuntu, un Burundi de droit pour tou.te.s et par conséquent de paix, car il ne peut y avoir de paix sans justice. 

Sans réforme profonde de nos mauvaises pratiques de gouvernance, incarnées aussi bien par le régime en place que par ceux qui l’ont précédé, la paix restera une illusion et une impossibilité. 

Restons debout, motivé.e.s par l’essentiel : cette conviction ancrée en chacun de nous que la résignation n’est pas une option tant que nous respirons l’air des vivants.

Au Burundi ou en exil, l’espoir demeure et chaque acte d’Ubuntu aussi petit soit-il est déterminant. L’exercice du leadership n’est-il pas un choix constant ?

A ceux qui pensent que le temps aura raison de notre engagement, détrompez-vous. Nous ne sommes pas vaincu.e.s. A chaque coin de rue, au pays ou en exil, nous sommes présent.e.s, nous exprimant de multiples manières. Dans le silence, dans les paroles, dans les actes : notre détermination ne vacille pas.  

A ceux qui rétorquent que nous ne parvenons pas à travailler collectivement dans la durée, que c’est « le » mal burundais, nous leur donnons raison. Mais ce serait une erreur de s’en arrêter là. Ce défi aussi nous le relèverons ensemble. Nous nous y reprendrons autant de fois que nécessaire, car le Burundi que nous souhaitons mérite tous les sacrifices.

Le temps qui passe nous murit tou.te.s et nous permet de prendre la juste mesure du cap à franchir si nous voulons voir émerger l’État de droit auquel nous aspirons. Serait-il présomptueux de dire que la crise politique de 2015 est une opportunité de tourner, une bonne fois pour toutes, la page de la mauvaise gouvernance qui mine notre pays ?

A ceux qui s’interrogent encore : Oui, le problème du Burundi est un problème de leadership.

Oui, le Burundi possède des hommes et des femmes de bonne volonté à la hauteur de la complexité de nos défis, et capables de porter un projet de société viable et respectueux de nos valeurs fondamentales.

Qui sont-ils? C’est vous. C’est nous.

L’heure que nous traversons est grave, mais ensemble, nous sommes capables d’y faire face. 

Ce n’est plus qu’une question de temps, le changement auquel nous aspirons finira par arriver.

Le changement, ce n’est pas 2020. Ce n’est pas une année. Il est déjà en marche et repose sur notre engagement à tou.te.s. Abarundi b’Ubuntu.    

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(Crédit photo : Chris Schwagga)

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